La patiente était une femme de 59 ans avec des antécédents de diabète sucré de type 2, d’hypertension et de goutte qui recevait un traitement à base de metformine, de valsartan, d’énalapril et d’allopurinol. Elle a consulté un dermatologue un mois après avoir développé des macules hyperpigmentées. Si les lésions sont apparues initialement sur la paume des mains et la plante des pieds, la patiente a ensuite développé une atteinte cutanée étendue, principalement dans les zones intertrigineuses (figures 1 et 2). On notait en particulier des macules hyperpigmentées sur les lèvres et des mélanonychies longitudinales sur les ongles (Fig. 3). Le diagnostic différentiel était un lichen planus pigmentosus-inversus ou une réaction indésirable à un médicament de type liquenoide. Deux biopsies cutanées ont montré une dermatite périvasculaire superficielle spongiotique et psoriasiforme avec éosinophiles, compatible avec une réaction indésirable au médicament. Lors du suivi à 6 mois, le patient a présenté une jaunisse cutanéo-muqueuse, une asthénie et une dyspnée au repos. Une série d’examens a été demandée et les résultats ont révélé une anémie mégaloblastique sévère (tableau 1). L’étude étiologique a révélé des titres élevés d’anticorps dirigés contre les cellules pariétales et le facteur intrinsèque, et l’endoscopie du tube digestif supérieur a montré une inflammation atrophique chronique de la muqueuse gastrique. Les résultats des analyses suivantes étaient normaux : fer, folate, cortisol, hormone thyréostimulante, thyroxine libre, réagine plasmatique rapide et tests sérologiques pour le virus de l’immunodéficience humaine, le virus de l’hépatite B et le virus de l’hépatite C. Un traitement à la vitamine B12 par voie intraveineuse a été instauré. Les patients ont évolué de façon satisfaisante, avec une régression partielle des lésions cutanées et une rémission complète des anomalies hématologiques après 5 mois de suivi (tableau 1).
Multiples macules hyperpigmentées sur la paume de la main gauche.
Hyperpigmentation étendue dans les zones intertrigineuses avec atteinte génitale, périnéale et inguinale.
A, macules hyperpigmentées sur le visage et la lèvre supérieure et inférieure. B, image dermoscopique de mélanonychie affectant l’ongle.
Résumé des résultats des tests de laboratoire au moment du diagnostic et 5 mois après le traitement.
Paramètre | Prétraitement | Soins ultérieurs | Etendue normale |
---|---|---|---|
Compte des érythrocytes (x106/mm3) | 1.52 | 5,5 | 4,0-5,2 |
Hémoglobine (g/dL) | 6,0 | 13,0 | 12-16 |
Hématocrite (%) | 17,4 | 41.5 | 36-46 |
Volume corpusculaire moyen (fL) | 114.5 | 75.5 | 80-100 |
Réticulocytes (%) | 3,06 | 1,12 | 0,5-1.5 |
Taux sérique de B12 (pg/mL) | 105 | 559 | 200-900 |
Cliché sanguin | Anisocytose, polychromasie, macrocytose, dacrocytes, neutrophiles hypersegmentés | Hypochromie, polychromasie, microcytose |
La vitamine B12 joue un rôle important dans la synthèse de l’ADN et de l’ARN, en agissant comme cofacteur enzymatique.1 L’apparition d’une carence en vitamine B12 est généralement subaiguë et débute lorsque les réserves de l’organisme sont épuisées. La carence peut être causée par une série de problèmes nutritionnels, y compris un manque de facteur intrinsèque, l’achlorhydrie, la maladie iléale, la malnutrition et les syndromes de malabsorption.2 Le diagnostic et le traitement sont d’une grande importance clinique, principalement en raison de l’atteinte hématologique et neurologique progressive.
Les manifestations cutanées suivantes ont été décrites : hyperpigmentation généralisée, glossite, anomalies des ongles et grisonnement prématuré. L’hyperpigmentation est souvent plus prononcée sur les membres, principalement sur le dos des mains et des pieds, dans les zones de flexion, et occasionnellement sur les ongles, la langue et les muqueuses buccales3. L’hyperpigmentation étant un symptôme non spécifique, un large éventail de diagnostics différentiels doit être envisagé dans de tels cas : diabète sucré, maladie d’Addison, syndrome de Cushing, lésions post-inflammatoires, amyloïdose, mélanose de la peau, dépôt de métaux lourds, maladie de la thyroïde, tumeurs, réactions médicamenteuses et porphyrie cutanée tardive, entre autres.4
La physiopathologie de l’hyperpigmentation fait encore l’objet de débats. La première hypothèse a été proposée par Gilliam et Cox,5 qui ont rapporté que les patients présentant une carence en vitamine B12 avaient des niveaux réduits de glutathion (GSH). On sait que le GSH inhibe l’activité de la tyrosinase et par conséquent la mélanogénèse. De faibles niveaux de GSH permettent une augmentation de l’activité de la tyrosinase, et favorisent ainsi une augmentation de la mélanogénèse. Griepp6 a proposé une hypothèse impliquant la bioptérine, une substance essentielle à l’hydroxylation de la phénylalanine. Étant donné le rôle de la phénylalanine dans la synthèse de la mélanine, des niveaux élevés de cet acide aminé pourraient expliquer l’hyperpigmentation. Marks3 a émis l’hypothèse qu’un changement dans la localisation et la distribution de la mélanine pourrait être impliqué, en observant que l’anémie mégaloblastique est associée à un défaut dans le transport de la mélanine et son incorporation dans les kératinocytes.
La reconnaissance précise des manifestations cutanées et de l’éventuelle implication systémique est essentielle pour établir un diagnostic. Les analyses sanguines peuvent révéler une macrocytose, des noyaux immatures et des granulocytes hypersegmentés. Il peut y avoir une augmentation des taux de bilirubine et de lactate déshydrogénase sériques, comme dans le cas présent. La sensibilité des faibles concentrations sériques de vitamine B12 (
(g/mL) varie de 65% à 95%1, ce qui rend nécessaire de compléter cette découverte par d’autres tests ayant une plus grande sensibilité. Les taux d’acide méthylmalonique supérieurs à 400nmol/L et d’homocystéine supérieurs à 21μmol/L ont une sensibilité de 98 % et 96 %, respectivement.Une fois le diagnostic confirmé, il convient de rechercher la cause de la carence. Dans les cas graves, il convient de rappeler que la cause la plus fréquente de carence en vitamine B12 est la gastrite auto-immune.7
Chez notre patient, des tests et explorations supplémentaires ont révélé des titres élevés d’anticorps contre les cellules pariétales et le facteur intrinsèque, ainsi qu’une inflammation atrophique chronique de la muqueuse gastrique. Ces résultats ont étayé le diagnostic de gastrite auto-immune. Cependant, il convient de noter que le patient recevait un traitement à la metformine, un médicament qui a été associé à une diminution des taux sériques de vitamine B12. Une méta-analyse récente a trouvé que le traitement par la metformine était significativement associé à une incidence accrue de carence en vitamine B12 et à des taux sériques réduits.8 Il est donc possible que l’étiologie dans ce cas soit double.
L’histologie peut révéler un amincissement de l’épiderme, des changements vacuolaires et une élongation nucléaire des kératinocytes, une augmentation du nombre de mélanocytes dans les couches basales et la présence de nombreux mélanophages dans le derme papillaire3,9. La microscopie électronique montrera des desmosomes intracytoplasmiques, de nombreux faisceaux agrégés de tonofilaments dans le cytoplasme des kératinocytes et des granules de kératohyaline hautement condensés.10 Dans le cas présent, les résultats des 2 études histologiques effectuées n’étaient pas cohérents avec les résultats décrits ci-dessus et étaient plutôt indicatifs d’une réaction indésirable au médicament. Le rôle complémentaire possible dans l’étiologie d’un des médicaments de ce patient pourrait expliquer ces résultats, et les changements histologiques associés à la réaction médicamenteuse pourraient avoir masqué ceux qui sont plus souvent trouvés dans les cas de carence en vitamine B12.
Le traitement recommandé est basé sur l’administration de vitamine B12 par voie orale, intraveineuse ou intramusculaire ; un certain nombre de protocoles de gestion existent. Dans un essai clinique randomisé comparant la thérapie orale et parentérale, les deux groupes ont montré des réductions similaires du volume corpusculaire moyen et des augmentations de l’hématocrite à 4 mois.11
Le présent cas met en évidence la relation de cause à effet entre la carence en vitamine B12 et l’hyperpigmentation cutanée généralisée, une association qui présente une grande variété de manifestations dermatologiques. La suspicion clinique joue un rôle fondamental dans le processus diagnostique, et est plus élevée chez les patients à plus haut risque, notamment les végétariens, les patients malnutris, les personnes âgées et les patients présentant des syndromes de malabsorption ou ayant subi une gastrectomie ou une chirurgie bariatrique.