Dans sa vaste histoire conceptuelle de la pensée anti-juive, l’historien David Nirenberg a suggéré que le « judaïsme » a longtemps servi de « catégorie, un ensemble d’idées et d’attributs avec lesquels les non-juifs peuvent donner un sens à leur monde et le critiquer ». C’est à travers la catégorie de la « judéité » que, par exemple, Scrooge a offert à Dickens un outil pour critiquer les injustices de son propre monde industriel, comme l’écrit la spécialiste de la littérature Deborah Epstein Nord dans Victorian Literature and Culture. De la même manière, le Grinch du Dr Seuss, le Scrooge du XXe siècle, a offert une critique digeste de l’hypocrisie et des excès de l’expansion économique américaine de l’après-guerre. Son complot visant à voler Noël s’en prend à ses marchandises frivoles (« Des pistolets ! Et des bicyclettes ! Des patins à roulettes ! Des tambours ! Des damiers ! Tricycles ! Du pop-corn ! Et Prunes ! ») et la friperie (« Les rubans ! Les emballages ! Les étiquettes ! Et les guirlandes ! Les garnitures ! The trappings ! »). Le film Grinch 2018, narré par Pharrell Williams, rend ce thème économique encore plus palpable. Dans la nouvelle intrigue, l’histoire du Grinch se déroule alors que Cindy Lou Who cherche le Père Noël pour lui demander d’aider sa mère, une mère célibataire débordée. Si le Père Noël peut être un sauveur, le salut signifie la libération non pas du péché mais du travail salarié. Dans le film comme dans le livre, la transformation du Grinch repose sur sa prise de conscience que « peut-être que Noël… ne vient pas d’un magasin ». Ironiquement, cette nouvelle adaptation du classique du Dr Seuss de 1957, Comment le Grinch a volé Noël, est devenue un succès commercial instantané, raflant plus d’un demi-milliard de dollars en seulement trois mois.
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En Colossiens (3:5-11), les chrétiens sont exhortés à « mettre à mort » leur « nature terrestre » (y compris « la cupidité, qui est une idolâtrie »), à se défaire de leur « vieux moi » et à « revêtir le nouveau ». Comme le fait remarquer l’historien des religions Daniel Boyarin, pour des auteurs chrétiens comme saint Augustin (m. 430), s’accrocher aveuglément à ses anciennes habitudes, c’était commettre le péché spécifiquement juif du légalisme et du littéralisme, le péché de « l’Israël charnel ». Dans la chrétienté médiévale, où les Juifs étaient souvent contraints de travailler comme collecteurs d’impôts et prêteurs pour les souverains chrétiens, cette situation a conduit à une association entre le judaïsme et l’argent. La première caricature antisémite d’un Juif en tant qu’usurier au nez crochu apparaît dans un gribouillis sur un rouleau de reçus fiscaux anglais en 1233. Comme l’explique l’historien Lester Little, après le boom mercantile du XIIe siècle, « les Juifs ont servi de bouc émissaire pour l’échec des chrétiens à s’adapter avec succès à l’économie de profit. » Le changement de cœur du Grinch le matin de Noël porte tous les signes d’une conversion religieuse, un détournement de la malice et du matérialisme pour embrasser une nouvelle loi de charité et de communauté.
Qu’est le Grinch ? Il vit en dehors de la ville. Il est anormalement décalé par rapport aux autres, car « tous les Who en bas de Who-ville aimaient beaucoup Noël, mais pas le Grinch, qui vivait juste au nord de Who-ville. » Il déteste leurs chants, il déteste leur nourriture, il déteste leur camaraderie bienfaisante. Le Grinch est un misanthrope qui se délecte de sa méchanceté (« Pooh-Pooh to the Whos ! »). Son inhumanité atteint son paroxysme lorsqu’il se réjouit à l’idée que les Whos vont tous pleurer de tristesse lorsqu’ils réaliseront la destruction qu’il a causée (« C’est un bruit, sourit le Grinch, que je DOIS entendre ! »). Une telle dépravation semble trouver ses racines dans la maigreur de son propre cœur (« deux tailles trop petites »). La juste jérémiade du Grinch contre le consumérisme se résume à une croisade froide contre le bonheur.
La représentation du Grinch s’inscrit dans la tradition médiévale de considérer le Juif à la fois comme un paria et une force maléfique dans la société, celui qui est incapable de reconnaître Jésus comme le Messie et qui s’entête aussi à ne pas vouloir essayer. Cet entêtement est incompréhensible pour les vertueux : « Ne demandez pas pourquoi. Personne ne sait vraiment pourquoi. Il se peut que sa tête n’ait pas été vissée correctement. » La description du Grinch par Seuss rappelle les paroles de l’abbé français du XIIe siècle Pierre le Vénérable, qui se demande pourquoi les Juifs, avec leur « cœur de pierre », rejettent à la fois les arguments logiques et les versets bibliques qui affirment le christianisme : « Je ne sais pas si un juif est un homme, car il ne cède pas à la raison humaine et n’acquiesce pas aux autorités divines qui sont les siennes. » De la même façon, le Grinch, pour « quelque raison que ce soit », en détestant Noël, rejette à la fois le sens et la coutume.
On trouve d’autres résonances des stéréotypes anti-juifs médiévaux dans d’autres détails de l’histoire du Grinch. Il vole dans les maisons des Whos non seulement les cadeaux (les signes de leur consumérisme) mais même (halte !) les bas et le sapin de Noël. Son crime rappelle les nombreuses légendes de la fin du Moyen Âge sur le vol et la destruction par des Juifs d’objets sacrés chrétiens. Dans une chanson populaire de l’Espagne du XIIIe siècle, l’un des Cantigas de Santa María (Cantiques de Sainte Marie), on raconte comment un juif perfide a volé un tableau de Marie et l’a détruit. « Il y avait dans la rue / une image bien faite de Sainte Marie, / peinte sur du bois /…Un juif l’a volée une nuit / …et l’a profanée honteusement. / Le diable l’a tué / et il est allé à la perdition. » Comme l’explique l’historienne Miri Rubin, des accusations sont apparues à Paris peu après, accusant les Juifs de voler l’hostie consacrée elle-même dans les sanctuaires des églises afin de la profaner. De telles histoires se sont multipliées à la fin du Moyen Âge en Europe centrale et orientale, avec des conséquences souvent fatales. Les accusations portées à Wrocław (Breslau) en 1453, par exemple, ont conduit à la torture et au bûcher d’une quarantaine de Juifs et à l’expulsion du reste de la population juive de la ville. Leurs biens ont été saisis et beaucoup de leurs jeunes enfants ont été baptisés de force et confiés à des familles chrétiennes.
Si la représentation du Grinch fait écho à la caricature médiévale et du début de l’époque moderne du Juif, qui prend un plaisir diabolique à subvertir les normes sociétales et à profaner les traditions chrétiennes, elle est également comparable au revers de cette diffamation : la conversion miraculeuse du Juif. Cette transformation du persécuteur agressif des chrétiens en fidèle converti a été décrite pour la première fois dans le Nouveau Testament, dans le personnage de saint Paul. Comme la conversion de Paul sur le chemin de Damas (Actes 9), la transformation du Grinch est instantanée et radicale, le faisant passer de l’état de personne détestant Noël et profanant le village des Who à celui de participant à part entière et enthousiaste à la fête de Noël. Il rend tout ce qu’il a volé, « et il… LUI-MÊME… ! Le Grinch a sculpté la bête rôtie ! » (Dans le pot-pourri de Broadway plus tard des thèmes de Seuss, Seussical, le Grinch réformé dirige même le spectacle annuel de Noël dans Who-ville).
Le changement soudain d’attitude et de croyance du Grinch est une expression claire du thème de l’inversion à l’œuvre dans le récit de la Passion de manière plus générale, ce que l’historien Karl Morrison appelle « les ironies kérygmatiques de la proportion intégrées aux idéaux de conversion. » En d’autres termes, selon les paroles de Jésus dans les Évangiles, dans lesquelles » les derniers seront les premiers » (Matthieu 20, 16) et » ceux qui perdront leur vie à cause de moi la sauveront » (Matthieu 16, 25 ; Luc 9, 24), le salut se définit par un renversement radical. Le juif allemand du XIIe siècle Herman-Judah de Cologne raconte comment, après sa conversion chrétienne, il a choqué ses anciens amis en prêchant le christianisme dans la synagogue : « Pouvez-vous imaginer quelle grande stupeur s’est alors emparée de tous les Juifs qui étaient présents lorsqu’ils m’ont vu attaquer avec tant de force les traditions de mes pères, alors qu’ils avaient espéré que moi, un Juif des Juifs, je serais leur fidèle défenseur ? ». Ainsi, le Grinch choque les Whos lorsqu’il ne se contente pas de renoncer à son projet de voler Noël, il devient celui qui délivre Noël, en l’embrassant et en prenant une place prépondérante dans sa célébration. De plus, il semble difficile d’ignorer le symbolisme trinitaire, alors que « le petit coeur du Grinch a pris trois tailles ce jour-là. »
Discerner un sous-texte chrétien dans les paraboles de Seuss n’est pas controversé. Mais l’interpréter comme « anti-juif » va sûrement à contre-courant. Même si, comme l’a noté le critique de théâtre Gerald Weales, Seuss s’est rendu coupable de représentations racistes des ennemis japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, il a sévèrement attaqué Hitler et dénoncé l’Allemagne nazie. Theodor Seuss Geisel, qui n’était pas juif, a été salué par le professeur de droit Saul Jay Singer comme « un champion des droits des Juifs américains » et par l’écrivain Eileen Rosenbloom comme un « gentil vertueux ». Il a explicitement affirmé que Les Marmottes – son récit d’une société divisée entre ceux qui sont marqués ou non par une étoile verte – « a été inspiré par mon opposition à l’antisémitisme ». Aujourd’hui, ses œuvres sont appréciées par de nombreux enfants juifs en traduction hébraïque. Il est vrai, par ailleurs, que Seuss a avoué qu’il était lui-même le modèle du Grinch. Seuss a écrit sur le Grinch « pour voir si je pouvais redécouvrir quelque chose sur Noël que j’avais manifestement perdu ». Il est clair qu’il n’avait pas sciemment l’intention d’employer des thèmes anti-juifs. Sur quelles bases, alors, les lisons-nous dans l’histoire du Grinch ?
Le critique littéraire et historien Hayden White a demandé de manière pointue, « Pourrions-nous jamais narrativiser sans moraliser ? ». Dans la tradition occidentale, il est difficile, voire impossible, de raconter n’importe quelle version de l’histoire de la réforme du méchant sans employer les motifs anti-juifs dont découle finalement notre sens de cet arc narratif familier. Entendre des échos de la pensée anti-juive dans le Grinch ne signifie pas que Seuss soit un antisémite refoulé (il ne l’était pas), ni qu’il faille rejeter How the Grinch Stole Christmas ! comme moins édifiant qu’il ne l’est en fin de compte. Il s’agit plutôt de reconnaître que nos habitudes intellectuelles à concevoir la méchanceté, le matérialisme, l’avidité ou la corruption de quelque nature que ce soit – ou à fantasmer sur la possibilité de vaincre ces maux une fois pour toutes – sont en partie redevables d’une logique binaire ou bien, nous ou bien eux, une mauvaise « habitude de pensée », selon les termes de Nirenberg, qui nous a été léguée par la longue histoire de la fabrication de mythes chrétiens anti-juifs.
L’idée du « Juif » – le paria, l’infidèle, l’ennemi proche sous toutes ses formes – a toujours occupé une position conceptuelle si essentielle à la croyance chrétienne, qu’elle s’est ainsi profondément ancrée dans les traditions de pensée qui se sont développées dans le berceau de cette foi. Les topoi anti-juifs sont tissés dans certains des éléments centraux des contes occidentaux, de sorte que même un conteur comme le Dr Seuss peut les utiliser par inadvertance – en fait, peut le faire même lorsqu’ils vont à l’encontre de ses propres valeurs.
Comme la longue histoire de la pensée chrétienne sur le judaïsme le rend manifeste, les Juifs n’ont pas besoin d’être présents pour que la pensée chrétienne en fasse un usage productif. Le soi-disant « juif herméneutique » de la théologie chrétienne médiévale, identifié par l’historien Jeremy Cohen – le légaliste aveugle, têtu, lié au monde, dont la fonction dans l’histoire était de rappeler aux chrétiens comment ne pas lire l’ancienne loi – s’est développé dans une société où peu de chrétiens avaient affaire à de vrais juifs. Néanmoins, comme Karl Marx l’a souligné des siècles plus tard, « de ses propres entrailles, la société bourgeoise crée continuellement des Juifs », une notion résumée par le dicton de Jean-Paul Sartre selon lequel « Si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait. »
La conséquence de cet aveu ne devrait pas seulement être une cause de désapprobation, mais aussi une occasion de réflexion. Comme le suggère Nirenberg, l’antijudaïsme est une sorte de « masque », un support pour un large éventail d’autres idées, dont beaucoup n’ont rien à voir avec les Juifs. Son pouvoir et sa durabilité, comme ceux de tout cryptogramme conceptuel, découlent de sa capacité à relier de manière illogique des choses disparates sous la surface de la compréhension. Faire tomber les masques de la pensée, non seulement dans leurs formes antisémites les plus évidentes, mais aussi dans leurs reflets plus opaques et plus lointains, offre une stratégie pour affronter les préjugés et les illusions qui peut s’appliquer bien au-delà du contexte de l’histoire chrétienne et juive. Et changer d’avis est, après tout, l’essence même de la conversion, le début d’une nouvelle façon de voir le monde.
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