Et ainsi Odin, ne chevauchant plus Sleipner, son destrier à huit pattes, ne portant plus son armure d’or et son casque d’aigle, et sans même sa lance à la main, traversa Midgard, le monde des hommes, et se dirigea vers Jötunheim, le royaume des géants.
On ne l’appelait plus Odin tout-père, mais Vegtam le vagabond. Il portait une cape d’un bleu sombre et il portait dans ses mains un bâton de voyageur. Et maintenant, comme il se dirigeait vers le puits de Mimir, qui était près de Jötunheim, il rencontra un Géant monté sur un grand Cerf.
Odin semblait un homme pour les hommes et un géant pour les géants. Il alla à côté du Géant sur le grand Cerf et tous deux parlèrent ensemble. « Qui es-tu, ô frère ? » Odin demanda au Géant.
« Je suis Vafthrudner, le plus sage des Géants », répondit celui qui était monté sur le Cerf. Odin le reconnut alors. Vafthrudner était en effet le plus sage des Géants, et nombreux étaient ceux qui allaient s’efforcer d’acquérir sa sagesse. Mais ceux qui allaient le voir devaient répondre aux énigmes posées par Vafthrudner, et s’ils ne répondaient pas, le Géant leur coupait la tête.
« Je suis Vegtam le Vagabond, dit Odin, et je sais qui tu es, ô Vafthrudner. Je m’efforcerais d’apprendre quelque chose de toi. »
Le Géant rit, montrant ses dents. « Ho, ho, dit-il, je suis prêt à jouer avec toi. Connais-tu l’enjeu ? Ma tête à toi si je ne peux pas répondre à n’importe quelle question que tu poseras. Et si tu ne peux pas répondre à une question que je pourrais poser, alors ta tête sera pour moi. Ho, ho, ho. Et maintenant, commençons. »
« Je suis prêt, » dit Odin.
« Alors dis-moi, » dit Vafthrudner, « dis-moi le nom de la rivière qui sépare Asgard de Jötunheim ? »
« Ifling est le nom de cette rivière, » dit Odin. « Ifling qui est mortellement froide, mais qui n’est jamais gelée. »
« Tu as bien répondu, ô vagabond, » dit le Géant. « Mais il te reste à répondre à d’autres questions. Comment s’appellent les chevaux que le Jour et la Nuit conduisent à travers le ciel ? »
« Skinfaxe et Hrimfaxe, répondit Odin. Vafthrudner fut surpris d’entendre quelqu’un prononcer les noms qui n’étaient connus que des Dieux et des plus sages des Géants. Il ne lui restait plus qu’une seule question à poser avant que ce ne soit au tour de l’étranger de lui en poser.
« Dis-moi, dit Vafthrudner, quel est le nom de la plaine sur laquelle se déroulera la dernière bataille ? »
« La plaine de Vigard, dit Odin, la plaine qui a cent milles de long et cent milles de large. »
C’était maintenant au tour d’Odin de poser des questions à Vafthrudner. « Quels seront les derniers mots qu’Odin murmurera à l’oreille de Baldur, son cher fils ? » demanda-t-il.
Très effrayé fut le géant Vafthrudner à cette question. Il sauta à terre et regarda vivement l’étranger.
« Seul Odin sait quels seront ses derniers mots à Baldur, dit-il, et seul Odin aurait posé cette question. Tu es Odin, ô vagabond, et je ne peux pas répondre à ta question. »
« Alors, dit Odin, si tu veux garder ta tête, réponds-moi : quel prix demandera Mimir pour une gorgée du puits de sagesse qu’il garde ? »
« Il demandera ton œil droit comme prix, ô Odin, » dit Vafthrudner.
« Ne demandera-t-il pas un prix moindre que celui-là ? » dit Odin.
« Il ne demandera pas un prix moindre. Beaucoup sont venus à lui pour boire une goutte du puits de la sagesse, mais personne n’a encore donné le prix que Mimir demande. J’ai répondu à ta question, O Odin. Maintenant, abandonne tes prétentions sur ma tête et laisse-moi poursuivre mon chemin. »
« J’abandonne mes prétentions sur ta tête, » dit Odin. Alors Vafthrudner, le plus sage des Géants, poursuivit son chemin, chevauchant son grand cerf.
C’était un prix terrible que Mimir demandait pour un trait du puits de sagesse, et très troublé fut Odin Tout-Père quand cela lui fut révélé. Son oeil droit ! Être à jamais privé de la vue de son œil droit ! Il aurait presque fait demi-tour vers Asgard, abandonnant sa quête de sagesse.
Il continua, ne se tournant ni vers Asgard ni vers le Puits de Mimir. Et quand il se dirigea vers le Sud, il vit Muspelheim, où se tenait Surtur avec l’épée flamboyante, une figure terrible, qui rejoindrait un jour les Géants dans leur guerre contre les Dieux. Et lorsqu’il se tourna vers le Nord, il entendit le rugissement du chaudron Hvergelmer qui se déversait de Niflheim, le lieu des ténèbres et de l’effroi. Et Odin savait que le monde ne devait pas être laissé entre Surtur, qui le détruirait par le feu, et Niflheim, qui le ramènerait aux Ténèbres et au Néant. Lui, l’aîné des Dieux, devrait gagner la sagesse qui aiderait à sauver le monde.
Et donc, le visage sévère devant sa perte et sa douleur, Odin Tout-Père se retourna et se dirigea vers le Puits de Mimir. C’était sous la grande racine d’Ygdrassil – la racine qui avait poussé à partir de Jötunheim. Et là, Mimir était assis, le gardien du puits de la sagesse, avec ses yeux profonds penchés sur l’eau profonde. Et Mimir, qui avait bu chaque jour au puits de la sagesse, savait qui était celui qui se tenait devant lui.
« Salut, Odin, le plus ancien des dieux », dit-il.
Alors Odin fit révérence à Mimir, le plus sage des êtres du monde. « Je voudrais boire à ton puits, Mimir », dit-il.
« Il y a un prix à payer. Tous ceux qui sont venus ici pour boire ont reculé devant ce prix. Voulez-vous, le plus vieux des dieux, le payer ? »
« Je ne reculerai pas devant le prix à payer, Mimir, » dit Odin le Grand Père.
« Alors buvez, » dit Mimir. Il remplit une grande corne d’eau du puits et la donna à Odin.
Odin prit la corne dans ses deux mains et but et but. Et comme il buvait, tout l’avenir devint clair pour lui. Il vit tous les chagrins et les troubles qui s’abattraient sur les Hommes et les Dieux. Mais il vit aussi pourquoi les chagrins et les troubles devaient tomber, et il vit comment ils pouvaient être supportés afin que les Dieux et les Hommes, en étant nobles dans les jours de chagrin et de trouble, laissent dans le monde une force qui un jour, un jour qui était loin en effet, détruirait le mal qui apportait la terreur et le chagrin et le désespoir dans le monde.
Alors, quand il eut bu dans la grande corne que Mimir lui avait donnée, il porta la main à son visage et il s’arracha l’œil droit. Terrible fut la douleur qu’Odin Tout-Père endura. Mais il ne poussa ni gémissement ni plainte. Il baissa la tête et mit sa cape devant son visage, tandis que Mimir prenait l’œil et le laissait s’enfoncer profondément dans l’eau du puits de la sagesse. Et là, l’œil d’Odin resta, brillant à travers l’eau, signe pour tous ceux qui venaient en ce lieu du prix que le Père des Dieux avait payé pour sa sagesse.
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