Le discours du stéréotype
Un autre thème récurrent dans les données est celui des jeunes qui stéréotypent les personnes âgées. L’analyse de l’invocation et de l’utilisation des stéréotypes sociaux dans le discours et en relation avec des séquences d’interaction spécifiques et situées met en évidence de manière frappante les difficultés à décider quand une remarque, une déclaration ou une ascription particulière est considérée comme stéréotypée. Dans nos données, aucune déclaration explicite et totalement intransigeante n’a été faite pour affirmer que toutes les personnes âgées (ou plus de personnes âgées que dans la population en général) sont caractérisées par un trait ou un ensemble de traits particuliers. Des déclarations généralisées ou relativement inclusives ont été faites, mais elles étaient généralement accompagnées de ce que Hewitt et Stokes (1975 ; voir également Holmes, 1984) appellent des avertissements ou des couvertures. Par exemple, les remarques qualificatives « je pense », « j’ai tendance » et « j’ai tendance à » semblent toutes fonctionner comme des couvertures dans les commentaires suivants : Je pense que les personnes âgées ont tendance à divaguer (EK, GD5) et je pense que c’est vrai des personnes âgées… elles ont tendance à divaguer un peu (KM, GD10). Les répondants ont également fait des suggestions moins inclusives concernant certaines personnes âgées et des descriptions stéréotypées, où les traits sont attribués à des membres particuliers de la catégorie plutôt qu’à la catégorie en général. Par exemple, DG (GD3) commente, respectivement, que certaines personnes âgées ressemblent beaucoup à de jeunes enfants ils veulent être le centre d’attention le plus longtemps possible et vous savez très bien que cette personne est un vieux acariâtre untel.
En comptant les exemples ci-dessus comme des cas de stéréotypes, nous reconnaissons implicitement que, lors de l’analyse de la manifestation discursive des stéréotypes, il est nécessaire d’aller au-delà de l’idée de stéréotypes comme des cognitions ou des croyances abstraites. Un truisme dans l’étude sociale du langage est l’idée que le sens des énoncés est négociable dans l’interaction et reconstruit en fonction des contextes de leur utilisation. Il est donc possible d’affirmer, à la suite de Van Dijk (1987), que l’utilisation de hausses ou de décharges en conjonction avec des déclarations généralisées sur les personnes âgées peut constituer une forme subtile de stéréotype préjudiciable. Dans ces termes, la clause de non-responsabilité sert à sauver la face en cas d’accusation de préjugé, plutôt que de simple déclaration de manque de certitude quant à la véracité de sa remarque.
Dans l’exemple précédemment cité de stéréotype moins inclusif, le répondant DG utilise sans doute un certain nombre de termes descriptifs particulièrement banals et clichés (viz., comme de jeunes enfants, jouant la sympathie, et voulant être le centre d’attention). Nous suggérons que ces descripteurs sont eux-mêmes socialement significatifs, en termes de leur capacité à porter une connotation spécifique et particulièrement péjorative lorsqu’ils sont associés à la vieillesse. De plus, nous étayons l’affirmation selon laquelle les gens sont capables de s’orienter vers de telles significations disponibles publiquement en nous référant à la manière dont DG a agi pour restreindre la généralisation de ses propres observations sur les personnes âgées. Sa séquence de remarques commençait en termes très généraux, déclarant simplement qu’elles (les personnes âgées) jouent pour attirer la sympathie. L’introduction globale de sa phrase suivante (ils sont très semblables) a toutefois été rapidement remplacée par la phrase plus prudente « certaines personnes âgées … », comme si DG reconnaissait les problèmes inhérents à sa première remarque plus globale. À ce moment-là, cependant, la vision peu flatteuse des personnes âgées comme étant émotionnellement dépendantes et exigeantes a déjà été introduite dans le domaine public comme une sorte de fait social (Berger & Luckman, 1967) où elle est disponible pour les autres afin d’être utilisée. Pour éviter l’accusation de stéréotype dans ces circonstances, il faudrait que la personne interrogée s’engage dans un travail considérable de réparation et d’explication. A notre avis, un travail de réparation plus important serait nécessaire, afin d’éviter l’accusation de stéréotype négatif, que ce qui est apparent dans le simple déplacement de la référence de « ils » à « certains » dans l’exemple ici.
La décision de compter ou d’écarter des remarques particulières comme stéréotypées est particulièrement difficile lorsqu’on considère des exemples de descriptions stéréotypées, où une association est faite entre un attribut et une personne ou une activité de la personne, comme une conversation. Deux exemples de descriptions stéréotypées tirées du corpus de données sont l’affirmation de DG (GD3) selon laquelle vous savez parfaitement que cette personne est un vieux grincheux et le commentaire de HP (GD3) sur les conversations de type gémissement. Les décisions, ici, sont toujours une question de jugement fin. Il faut faire face à des questions sur la signification et le mode d’expression des attributs, sur la mesure dans laquelle l’attribution semble avoir été fondée sur des observations du comportement individuel plutôt que sur le statut de la cible en tant que membre de la catégorie, et sur la question encore plus complexe des conséquences sociales potentielles, réelles, voulues ou involontaires d’un énoncé. La décision concernant la description d’une personne âgée comme « un vieux grincheux » reposait principalement sur la nature de l’adjectif particulier et la forme d’expression utilisée. Les éléments indiquant la base individualisée/catégorielle du jugement étaient moins importants. En ce qui concerne l’ascription « conversations de type gémissant », la décision a été prise principalement sur la base d’un examen de l’interrelation structurelle entre les thèmes (voir section suivante). Du point de vue de l’analyse des stéréotypes tels qu’ils se manifestent dans le discours, et en relation avec les jugements pratiques de séquences d’interactions situées, il faut donc reconnaître que toutes ces décisions sont des interprétations actives des preuves disponibles, y compris les implications sociales d’un énoncé. En tant que telle, la signification des déclarations prétendument stéréotypées doit être acceptée comme intrinsèquement ambiguë et ouverte à la contestation et à la négociation.
Si les décisions concernant les stéréotypes dans le discours sont toujours des questions de jugement qui doivent être défendues sur la base de preuves et d’arguments raisonnés, les preuves de stéréotypes sociaux deviennent plus claires au fur et à mesure qu’une remarque est formulée en termes généraux plutôt qu’en termes spécifiques. L’extrait 2 est particulièrement instructif à cet égard. Il illustre un aspect du processus de stéréotypage qui ne devient apparent que par son étude en tant qu’aspect du jugement pratique et de la prise de décision en relation avec des interactions situées. On entend par là les processus discursifs par lesquels les gens parviennent à des déclarations catégoriques de plus en plus claires. Ces énoncés catégoriques relativement clairs font suite à des observations initialement plus restreintes sur des individus ou un petit nombre de personnes.
Dans l’extrait 2, des changements de référence, passant de l’évocation d’individus particuliers à la discussion de tendances plus généralisées, se retrouvent dans les commentaires sur les jeunes et les personnes âgées. La plupart des premières remarques de l’extrait font référence à des personnes individuelles entendues sur les bandes de stimulation. Les références à la troisième personne à la fille (ligne 11) et à la jeune fille (ligne 32), étant donné la conception de l’étude, identifient de manière incertaine soit la jeune personne entendue sur les bandes de stimulus, soit les jeunes évaluateurs. Consciente de cela, R (la chercheuse) adresse à plusieurs reprises ses questions aux évaluateurs eux-mêmes (référencés comme vous) entre les lignes 14 et 17 pour vérifier qu’ils reconnaissent eux-mêmes avoir éprouvé des sentiments de gêne lors des conversations en question. Au moins une jeune évaluatrice montre alors qu’elle est sensible à cette question de la référence ambiguë en changeant son mode de réponse à R pour indiquer ses pensées personnelles (I think it was just …) à la ligne 20. En ce qui concerne maintenant les références aux personnes âgées, entre les lignes 18 et 36, toutes les remarques négatives (et souvent stéréotypées) de R. T. se concentrent sur des personnes âgées individuelles référencées comme elle et elle (par exemple, elle avait l’air de vouloir se plaindre à quelqu’un (lignes 27-28) et son attitude envers elle (ligne 21). À la ligne 37, cependant, RT commence à élargir la généralisation de ses remarques en soulignant qu’il y a quelques autres personnes comme elle aussi. Dans la phrase suivante, la référence à quelques autres est remplacée par la référence à la troisième personne du pluriel they, ce que R répète lorsqu’elle demande à RT de confirmer sa compréhension de ce qui avait été dit : you think they’re actually trying to do it (lignes 40-41).
Il y a une ascription individuelle au début de l’extrait (viz, 27-28) qui, sans doute, peut être classée comme un stéréotype de l’âge. L’évidence du stéréotype semblerait devenir plus facilement interprétable comme telle, cependant, lorsque la référence passe à la troisième personne du pluriel et à des références plus apparemment catégoriques. Lorsque RT dit qu’ils essayaient de mettre l’autre mal à l’aise et de l’embarrasser (lignes 38-39), il est encore ambigu de savoir si la référence visée est juste quelques personnes âgées particulières sur les cassettes de stimulus ou les personnes âgées en général. Mais à la ligne 42, lorsque KM intervient pour montrer qu’elle est d’accord avec les sentiments qui se développent en disant « oui, ils essaient de vous faire sentir désolé pour eux d’une certaine manière », il devient moins facile d’éviter d’interpréter sa référence à eux (c’est-à-dire aux personnes âgées) autrement qu’en termes intergroupes et stéréotypés. En effet, la référence est maintenant trois fois plus éloignée de la remarque initiale, plus prudente, impliquant seulement quelques personnes âgées. L’apparence stéréotypée est également renforcée par le fait que la référence à vous à la ligne 42 est clairement destinée à porter le sens de quelqu’un, ou de personnes en général. En d’autres termes, les deux ensembles de personnes impliquées semblent être devenus référencés en termes globaux, catégoriels ou intergroupes.
Il est clair que le fait d’arriver à des jugements stéréotypés négatifs sur l’âge affirme une expérience d’insatisfaction dans les échanges intergénérationnels impliquant des séquences de DSP âgées. Ce point est souvent illustré dans les données lorsque les volontaires proposent une remarque stéréotypée comme raison ou explication de leur malaise ou de leur difficulté vis-à-vis des DSP âgées. Le commentaire de DG sur une personne âgée comme un vieux grincheux entre dans cette catégorie. Cependant, comme dans le cas de la tristesse et de l’empathie que l’on ressent pour les personnes âgées qui ont une vie difficile, le discours des stéréotypes n’est pas toujours invoqué dans l’acte d’affirmation d’une expérience de gêne ou de difficulté. Le discours sur le comportement indésirable des personnes âgées peut également servir à dévaloriser les estimations des problèmes causés. Ceci est illustré dans le GD3 lorsque EB et RHW soutiennent que les conversations impliquant des séquences de DSP âgés ne sont pas difficiles pour les auditeurs parce qu’elles sont routinières ou parce qu’on les a déjà rencontrées auparavant. La logique d’une telle affirmation n’est pas tout à fait claire jusqu’à ce que RHW déclare qu’à certains égards, il faut la prendre avec une pincée de sel. On se rend alors compte que la gêne ou la difficulté est niée parce que les personnes interrogées ne croient pas à l’authenticité de l’affirmation du divulgateur (sur la solitude). Il s’agit là de l’un des exemples les plus frappants et les plus troublants de stéréotypes que l’on puisse trouver dans l’étude. Il est aggravé par le commentaire final de DG qui confirme le stéréotype classique en U inversé des personnes âgées comme des enfants (voir, par exemple, Coupland et Coupland, 1990).