Au cours de millions d’années, les insectes se sont adaptés à d’innombrables changements écologiques. Dans les articles précédents, nous avons parlé des adaptations au vol des insectes et de la façon dont le vol les a rendus plus diversifiés. Dans ce nouvel article, nous vous expliquons l’origine et les changements évolutifs des pièces buccales des insectes et donc de la diversification alimentaire tout au long de leur histoire évolutive.
Avant de parler de l’évolution alimentaire des insectes, il faut préciser les différences entre les termes « insecte » et « hexapode ». Les insectes constituent la classe majeure et la plus diverse du sous-phylum Hexapoda. Cette classe comprend les familles d’insectes les plus connues : lépidoptères, hyménoptères, coléoptères, diptères, etc. Mais ce sous-phylum comprend également trois ordres d’arthropodes sans ailes qui constituent ensemble la classe des Entognatha : Collembola (collemboles), Protura et Diplura.
Donc, le sous-phylum Hexapoda comprend deux classes : Insecta et Entognatha. Quelle est la principale différence entre eux ? Essentiellement, la position de leurs pièces buccales : d’une part, les Entognatha (ento- (« intérieur ») + grec ancien gnáthos (« mâchoire »)) ont leurs pièces buccales protégées à l’intérieur de la tête et ils ne les projettent que lors de l’alimentation ; d’autre part, les Ectognatha ou Insecta (ecto- (« extérieur »)) ont toujours des pièces buccales externes.
Parties buccales d’insectes ou Ectognatha
La diversification des parties buccales comme celle de l’alimentation sont le résultat d’un long processus évolutif. On s’attend donc à ce qu’il existe des structures alimentaires ancestrales et dérivées.
Les pièces buccales les plus ancestrales et celles qui ont également subi le moins de modifications adaptatives sont les mandibulées ou masticatrices. Ce type de pièces buccales est lié à l’alimentation à base d’aliments solides et on peut les observer actuellement dans de nombreux groupes : grillons et sauterelles ; libellules et demoiselles ; coléoptères ; blattes et mantes ; mécoptères, neuroptères… et également dans les stades larvaires de certains insectes qui développent un autre type de pièces buccales à l’âge adulte (ex.par exemple les larves de papillons).
Les pièces buccales mandibulées sont souvent utilisées comme modèle pour expliquer l’évolution des pièces buccales chez les insectes en raison de leur origine ancestrale. Le modèle de mastication le plus utilisé est celui observé sur les orthoptères (comme les criquets ou les sauterelles).
Selon ce modèle, les pièces buccales des insectes sont constituées de 5 structures principales : le labrum, les mandibules, les maxillaires, l’hypopharynx et le labium. Les mandibules, les maxillaires et le labium sont considérés comme de véritables appendices ou appendices appendiculaires car ils se développent à partir des métamères (également appelés somites ; segments dans lesquels le corps est divisé) au cours du développement embryonnaire ; ainsi, ces trois structures sont considérées comme équivalentes aux appendices locomoteurs d’un point de vue morphologique. Au contraire, le labrum et l’hypopharynx ne sont pas de véritables appendices en raison de leur origine non métamérique, bien qu’ils soient également considérés comme des appendices buccaux en raison de leur rôle essentiel dans l’alimentation.
Quelle est la fonction de chacune de ces structures ?
Connaître les fonctions originales de ces structures sur le modèle mandibulé nous permet de comprendre les changements qu’ont subi les différentes formes adaptatives apparues au cours de l’évolution de l’alimentation des insectes :
- Labrum. Sclérite en forme de plaque situé avant de reste des structures d’alimentation, les protégeant. Sa taille varie selon les espèces et il permet de contenir la nourriture. La surface postérieure est appelée épipharynx.
- Mandibules. Une paire de mâchoires pour écraser ou broyer les aliments. Elles fonctionnent d’un côté à l’autre.
- Maxillaires. Une paire d’appendices qui se divisent en trois parties : cardo, qui s’articule avec la tête ; stipes, qui supporte un palpe sensoriel ; galea et lacinia, qui agissent comme une fourchette et une cuillère pour manipuler les aliments.
- Hypopharynx. Petit processus situé derrière les mandibules et entre les maxillaires qui permet de mélanger les aliments et la salive.
- Labium. Contrairement aux mandibules et aux maxillaires, les deux appendices originaux formant le labium se sont soudés le long du milieu. Le labium est également subdivisé en deux parties : postmentum, pièces qui s’articulent avec la tête ; prementum, pièces distales qui supportent une paire de palpes sensoriels et se divisent apicalement en formant quatre lobes : glossae et paraglossae.
Adaptations évolutives des pièces buccales
Comment ont-elles évolué ?
On considère que tous les modèles de pièces buccales ont évolué à l’origine à partir d’une forme ancestrale mandibulée. Cependant, il est plus que probable que ce processus a eu lieu dans différents groupes simultanément lorsque les insectes ont commencé à étendre leur aire de répartition, que la nourriture est devenue plus accessible et que de nouvelles sources de nourriture sont apparues. C’est un excellent exemple de radiation adaptative (lorsque deux ou plusieurs populations, exposées à des pressions sélectives différentes, divergent d’un ancêtre commun).
Grâce aux archives fossiles (insectes conservés dans l’ambre, coprolithes et preuves d’attaques sur les plantes), nous savons que l’apparition de tous les modèles de pièces buccales s’est déroulée en au moins 5 périodes il y a 420-110 myr. Finalement, certains groupes sont passés d’une alimentation à base de solides à une alimentation à base de liquides : liquides exposés (par exemple, le nectar), liquides tissulaires (par exemple, la sève ou le sang) ou même des particules en suspension. Pour ceux qui ont adopté un régime à base de liquide, ces changements ont impliqué un grand avantage adaptatif pendant l’expansion des angiospermes (plantes à fleurs) au Crétacé.
Types de pièces buccales
Sur la base du type mandibulé, voyons un résumé des principales modifications adaptatives observées dans différents types de pièces buccales :
TYPE MANDIBULATE-LAPPING
Les pièces buccales mandibulées sont liées à un régime alimentaire à base de liquide (ex.par exemple le nectar), même si dans certains cas elles conservent la fonction de mastication. Elles sont typiques des hyménoptères. Les mouches à scie ou sous-ordre Symphyta, considérées comme le groupe le plus ancien d’hyménoptères, conservent presque toutes les structures et fonctions originales des pièces buccales mandibulées. Les guêpes et les bourdons ont subi une réduction des mandibules et des maxillaires et un développement massif des glosses labiales, formant une sorte de langue pour boire les aliments liquides ; cependant, ils peuvent encore mâcher. Enfin, les abeilles ont des mandibules non pas pour se nourrir, mais à d’autres fins (comme se battre, se toiletter ou travailler les écailles de cire pour en faire des rayons de miel), et tant les maxillaires que les glosses labiales s’allongent laissant place à une langue velue avec un conduit interne (le canal salivaire), leur alimentation est donc exclusivement liquide.
TYPE DE SUCCULATION-LAPPAGE
Dans ce type de pièces buccales, les mandibules subissent une réduction massive (et si elles sont présentes, elles ne servent pas à l’alimentation), voire disparaissent dans certains cas ; ainsi, les insectes à pièces buccales suceuses-lapantes ont un régime exclusivement basé sur les liquides exposés. Il existe deux variations principales de ce modèle : le type » succion maxillaire » ou siphonage typique des lépidoptères évolués et le type » succion labiale » ou spongieux typique des mouches et autres diptères.
Chez les mouches, les mandibules sont totalement absentes, les maxillaires ne sont représentés que par des palpes maxillaires et la partie postérieure du labium augmente massivement, formant deux lobes qui sont des organes spongieux appelés labelle. La labelle est une structure complexe composée de nombreux sillons qui absorbe les liquides comme le fait une éponge.
Chez les lépidoptères évolués, les mandibules et le labium sont presque absents (seuls les palpes labiaux sont visibles), tandis que les galéas maxillaires se développent en formant une longue trompe également appelée « haustellum » avec un conduit alimentaire central pour aspirer les liquides.
TYPE DE PIERRES-ASPIRATION
Ce type de parties buccales apparaît dans différents groupes d’insectes avec des lignées évolutives indépendantes, il existe donc beaucoup de variations. Voyons quelques exemples :
- Hétéroptères (punaises) : ce sont les seuls qui possèdent ce type de pièces buccales dès la naissance. Les palpes maxillaires et labiaux sont tous deux absents chez ces organismes, et le labium forme un conduit qui renferme 4 stylets : deux stylets maxillaires et deux stylets mandibulaires. Ces structures configurent le bec ou « rostre ». Les stylets maxillaires délimitent un conduit salivaire et un conduit alimentaire, et avec les mandibulaires permettent à l’organisme de percer différents tissus puis de s’imprégner de leurs liquides : sève chez les formes phytophages et sang chez les prédateurs.
- Moustiques : leurs pièces buccales sont très similaires à celles des punaises ; cependant, ils possèdent un stylet supplémentaire, correspondant à l’hypopharynx, qui contient le canal salivaire (par lequel ils injectent différentes substances à leurs hôtes, comme des anticoagulants). Le labrum et l’hypopharynx forment ensemble le conduit alimentaire, et le labium n’a qu’une fonction auxiliaire de support des stylets.
- Phthiraptères et Siphonaptères (poux et puces) : leurs pièces buccales sont formées par l’épipharynx, les deux palpes labiaux et les deux laciniae des maxillaires. Les palpes maxillaires sont bien développés et sont toujours situés avant le reste de la structure. Les poux et les puces utilisent leurs pièces buccales pour parasiter leurs hôtes, en perçant leurs tissus puis en suçant leur sang.
- Thysanoptères (thrips) : ces minuscules insectes apparaissent généralement comme des ravageurs des cultures agricoles, étant même parfois vecteurs de différents virus végétaux. Leurs pièces buccales présentent une asymétrie droite-gauche et la structure de perçage est formée par le labium, le labrum et les maxillaires. Délimités par toutes ces structures, il existe également deux stylets maxillaires et un seul stylet mandibulaire (l’autre s’atrophie). Les thrips grattent la surface de la plante et la transpercent ensuite par leurs stylets, par lesquels ils aspirent les fluides végétaux.
UN CAS EXTRÊME : L’ATROPHIE
Les formes adultes de certains insectes, comme les éphémères (Ephemeroptera) ou certains diptères, souffrent d’une réduction totale de leurs pièces buccales. Dans ces cas, la seule fonction des adultes est en bas de la reproduction, ils perdent donc toutes les fonctions et structures d’alimentation lors de la métamorphose.
. .
Il n’y a aucun doute que les insectes forment le groupe d’organismes le plus diversifié dans le monde entier, montrant non seulement une énorme quantité d’espèces, mais une grande variété de formes de pièces buccales.
Connaissez-vous d’autres structures d’alimentation curieuses chez les insectes ? N’hésitez pas à partager votre opinion ou vos contributions dans les commentaires.
On a également consulté les notes personnelles prises lors de la matière « Biologie et diversité des arthropodes » dispensée pendant le cours 2013-2014 à l’Université Autònoma de Barcelone.
Photo principale, de gauche à droite : 1) Lisa Brown, CC, 2) Domaine public et 3) Richard Bartz, CC.
.